Elle rayonnait avec la sérénité de la lune après la pluie
Mishima, cinquante ans après
Le suicide de l’écrivain japonais peut être considéré comme l’unification de l’action et de l’art
Lorsqu’il s’est suicidé par seppuku à l’âge de quarante-cinq le 25 novembre 1970, Yukio Mishima a été reconnu dans son pays et à l’étranger comme le plus grand écrivain japonais de l’après-guerre. Son suicide, mis en scène de façon dramatique, a été précédé par un discours dans lequel il s’adressait aux soldats japonais au quartier général de l’armée à Tokyo.
On peut clairement retracer la présence de la mort à côté de celle de la beauté dans de nombreux écrits de Mishima. Le culte du corps masculin, glorifié et renforcé par l’épée de samouraï, est devenu un symbole dominant de l’art de Mishima. Mishima a posé dans le rôle de saint Sébastien, le martyr chrétien dont le corps a été transpercé par des flèches, et a joué le rôle d’un officier de l’armée qui a commis le seppuku, dans un film intitulé Rites d’amour et de mort (Yukio Mishima, 1965). Le film était fondé sur une nouvelle du même titre écrite par Mishima en 1960, décrivant les dernières heures du lieutenant Shinji Takeyama et de sa jeune épouse Reiko.
Ainsi, pour Mishima, le suicide était à la fois une action esthétique et héroïque. Il considérait la vraie beauté comme une expression érotique et sensuelle de la mort. En s’identifiant à ses héros tragiques, Mishima, par ses paroles et ses actes, a transformé le suicide des samouraïs en une noble action. Cependant, il a abordé l’acte de suicide comme le geste final d’une souffrance partagée dans une fraternité de guerriers, où l’individu se sacrifie pour le bien de la communauté.
Ramin Jahanbegloo
La Mer de la fertilité
La mer de la fertilité est une tétralogie romanesque de Yukio Mishima en forme de testament.
Neige de printemps, Chevaux échappés, Le temple de l’aube, L’ange en décomposition
constituent une exploration du Japon moderne, mais aussi du Japon ancien.
C’est le lendemain de l’envoi du dernier manuscrit, le 25 novembre 1970,
que Yukio Mishima devait se suicider par seppuku rituel.
C'était un après-midi de dimanche serein, paisible, magnifique.
Pourtant, Kiyoaki demeurait convaincu qu'au tréfonds de ce monde pareil à une outre de cuir remplie d'eau, il y avait un petit trou, et il lui sembla qu'il entendait le temps s'en échapper goutte à goutte.
Yukio Mishima, La Mer de la fertilité, tome 1 : Neige de printemps
Chaque fois qu’elle s’inclinait pour ramasser une fleur,
le kimono azur de Satoko ne parvenait guère à masquer la rondeur de ses hanches, étonnamment généreuse pour une silhouette aussi mince.
Subitement Kiyoaki se sentit agité, son esprit devenu un lac lointain d’eau claire soudain troublé par quelque ébranlement en profondeur.
Yukio Mishima, La Mer de la fertilité, tome 1 : Neige de printemps
Il était improbable que quiconque les vît,
mais les rayons de lune, émiettés à l'infini à la surface des flots, étaient comme des millions d'yeux.
Son regard se porta vers les nuages suspendus dans le ciel et vers les étoiles qui paraissaient en brouter les contours. Elle éprouvait le contact des bouts de seins, menus et fermes, de Kiyoaki contre les siens, leur frôlement joyeux, puis, à la fin, leur pesée pour plonger dans l'opulence de sa poitrine. Rapprochement bien plus intime qu'un baiser, quelque chose comme une caresse joyeuse de jeune animal. Une intense douceur errait aux confins de sa conscience.
Yukio Mishima, La Mer de la fertilité, tome 1 : Neige de printemps
J'ai toujours voulu connaître le secret qui permet à l'amour d'échapper aux liens du temps et de l'espace comme par magie.
Se trouver devant la personne qu'on aime ne revient pas au même que d'aimer son être véritable car on a tendance à considérer sa beauté physique comme le mode indispensable de son existence.
Lorsque interviennent le temps et l'espace, tous les deux peuvent nous tromper, mais d'un autre côté, il est également possible d'approcher deux fois plus près de son être essentiel.
Yukio Mishima, La Mer de la fertilité, tome 1 : Neige de printemps
Aucun nuage ne voilait la satisfaction de la femme assoupie par un après-midi d’été.
De fines perles de sueur recouvraient sa peau.
Ses sens avaient emmagasiné une grande abondance de souvenirs divers.
Son ventre, s’enflant légèrement en respirant dans son sommeil, se gonflait telle une voile dans la merveilleuse plénitude de sa chair. Le nombril délicat qui résistait à la voile en tirant de l’intérieur, couleur des bourgeons de fleurs de cerisier sauvage, reposait paisiblement frais et rosé, sous une flaque de sueur minuscule.
La gracieuse fermeté des seins, à l’air si majestueux, semblaient exprimer d’autant mieux la mélancolie de la chair. La peau finement tendue, semblait rayonner comme par une lanterne allumée au-dedans. Le grain lisse de l’épiderme atteignait jusqu’à l’extrémité des seins d’où émergeait, telle la vague déferlant sur l’atoll, le tissu en relief des aréoles.
Celles-ci étaient couleur d’orchidée, pleines d’agressivité calme et pénétrante, teinte empoisonnée qui veut attirer la bouche.
Sur ce pourpre foncé, le mamelon se dressait tout fringant, tel un écureuil effronté levant la tête. L’effet en était d’une gaieté espiègle.
Yukio Mishima, La Mer de la fertilité, tome 2 : Chevaux échappés
Sa mère était devenue assez forte, au point que ses mouvements en étaient embarrassés.
La jeune fille folâtre, aux yeux emplis de curiosité et qui ne voyait jamais que le côté ensoleillé des choses, se dissimulait à présent sous le triste fardeau de chairs surabondantes où semblait s'exprimer un tempérament aussi joyeux qu'un ciel tout entier assombri. Il y avait une âpreté dans son regard qui suggérait une incessante colère mais, malgré tout, les mouvements érotiques de ses yeux étaient restés ce qu'ils étaient, bien des années auparavant.
Yukio Mishima, La Mer de la fertilité, tome 2 : Chevaux échappés
Au cours de ses envolées si lointaines, il se trouvait que l'enfant eût soudain, saisi la perception accablante de son père et de sa mère à venir au moment même où ils s'unissaient physiquement. Un enfant mâle subissait alors l’envoûtement du dépouillement corporel sans vergogne de sa future mère et, en dépit de l'ardeur de son ressentiment envers celui qui allait être son père, ce dernier n'avait pas plus tôt accompli son éjaculation impure que l'enfant, saisi d'une joie passionnée comme si cet acte eût été le sien, en renonçant à sa libre existence pour prendre vie dans le sein de cette femme ; A cet instant commençait le stade ultérieur de l'existence.
Telle était l'explication bouddhiste.
Yukio Mishima, La Mer de la fertilité, tome 2 : Chevaux échappés
Tout comme l’adolescent doit attendre la maturité, il fallait qu’un homme de cinquante-sept ans assistât à son propre épanouissement, mais c’était vers la catastrophe.
Quand, dans les fourrés flétris, de novembre, tous les arbres ont perdu leurs feuilles, qu’ont jauni les broussailles, quand, au clair soleil d’hiver, ces lieux apparaissent dans la blancheur immaculée du Pays Pur, lui, telle la coloquinte, unique tache écarlate parmi les lianes mortes, il attendait avec ferveur son épanouissement vers la catastrophe.
Yukio Mishima, La Mer de la fertilité, tome 3 : Le temple de l'aube
En vieillissant, la conscience de soi devint la conscience du temps. [...]
De moment en moment, de seconde en seconde, avec quelle conscience sans profondeur les hommes glissaient à travers un temps sans retour ! L'âge seul enseignait la richesse, voire l'ivresse contenue dans chaque goutte de la beauté du temps, telles les gouttes d'un vin rare et généreux.
Et le temps s'égouttait comme du sang. Les vieillards se desséchaient puis trépassaient, payant ainsi d'avoir négligé d'arrêter le temps à l'instant glorieux où le sang généreux, à l'insu de celui-là même qu'il habite, apportait une généreuse ivresse.
Yukio Mishima, La Mer de la fertilité, tome 4 : L'ange en décomposition
La démarche d'Esuko évoquait celle d'un femme enceinte.
Elle se mouvait avec une indolence outrée.
Elle ne s'en rendait pas compte et il n'y avait personne qui pût le lui faire remarquer.
Yukio Mishima, Une soif d'amour
Sous un cerisier en fleurs
la belle Yukiko sourit
Une perle nacrée de tant de bonheur
délivrée des pétales de ses joues
enivrés de rosée teintés de vents
glisse folle tout le long de son cou
puis s'échappant
enfin de son cœur
inonde étourdie
lentement
lentement
lentement
son si joli ventre rebondi
© Justinius Digitus, Haru-ichiban 春一番 (Le premier vent du printemps)
L'impossibilité de me faire comprendre est ma véritable raison d'être.
Le Pavillon d'or
三島 由紀夫