Un souvenir ne se prolonge que dans une direction divergente de l'impression avec laquelle il a coïncidé
Un souvenir ne se prolonge que dans une direction divergente de l'impression avec laquelle il a coïncidé
et de laquelle il s'éloigne de plus en plus.
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu in Le Temps retrouvé
De toute évidence, le temps orthogonal ou réel est en rotation d’une manière semblable au temps cyclique primitif,
selon lequel chaque année était considérée comme le retour de la même année, chaque nouvelle récolte la même récolte, et chaque printemps exactement le même printemps. Ce qui a détruit la capacité de percevoir le temps de cette manière, c’est que chacun, en tant qu’individu, parcourt un trop grand nombre d’années et peut constater sa propre usure, son propre manque de renouvellement chaque année, au contraire de la récolte de maïs, des bulbes de fleurs, des racines et des arbres. Il fallait bien qu’il y ait une idée du temps plus conforme que celle d’un temps simplement cyclique, c’est pourquoi, à contrecœur, l’homme en vint à concevoir le temps linéaire, le temps accumulatif, comme Bergson l’a montré.
Philip K. Dick, Si ce monde vous déplaît... et autres essais
Nos raisonnements sur les systèmes isolés ont beau impliquer que l'histoire passée,
présente et future de chacun d'eux serait dépliable tout d'un coup, en éventail ;
cette histoire ne s'en déroule pas moins au fur et à mesure, comme si elle occupait une durée analogue à la nôtre.
Si je veux me préparer un verre d'eau sucrée, j'ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde.
Ce petit fait est gros d'enseignements. Car le temps que j'ai à attendre n'est plus ce temps mathématique qui s'appliquerait aussi bien le long de l'histoire entière du monde matériel, lors même qu'elle serait étalée tout d'un coup dans l'espace. Il coïncide avec mon impatience, c'est-à-dire avec une certaine portion de ma durée à moi, qui n'est pas allongeable ni rétrécissable à volonté. Ce n'est plus du pensé, c'est du vécu. Ce n'est plus une relation, c'est de l'absolu. Qu'est-ce à dire, sinon que le verre d'eau, le sucre, et le processus de dissolution du sucre dans l'eau sont sans doute des abstractions, et que le Tout dans lequel ils ont été découpés par mes sens et mon entendement progresse peut-être à la manière d'une conscience ? [...]
Le temps est invention ou il n'est rien du tout.
Henri Bergson, L'Evolution créatrice
Placez votre main sur un poêle une minute et ça vous semble durer une heure.
Asseyez vous auprès d'une jolie fille une heure et ça vous semble durer une minute.
C'est ça la relativité.
Albert Einstein
Comment le confinement nous fait perdre la notion du temps
Ces périodes élastiques où l’on confine et reconfine semblent avoir fait de nous des naufragés errant dans un jour sans fin.
Et si ce brouillard chronologique permettait de réinventer notre rapport au temps ?
« Hypertemps »
Désormais, ce n’est plus : c’est lundi, donc je vais au bureau.
C’est : je vais au bureau, donc c’est lundi.
La nuance peut paraître ténue mais elle est déstabilisante, laissant entendre que ce ne sont plus les emplois du temps qui rythment nos existences, comme c’était le cas depuis l’époque monastique, mais l’activité elle-même. Ce passage d’un temps rituellement organisé à un temps sans limites claires est permis et accentué par les outils informatiques. Pour en souligner l’ambition maximaliste et envahissante, le philosophe Pascal Chabot nomme « hypertemps » cette dynamique de synchronisation permanente entre nos activités et nos rythmes de vie.
Au stade de l’« hypertemps », s’instille parfois la curieuse sensation de vivre en boucle un jour unique, une sorte de « lundimanche », terme ayant vu le jour lors du premier confinement. A partir de l’adjectif blur (flou), les Anglo-Saxons ont inventé le mot-valise « blursday ». Fin octobre, le Washington Post a lancé une lettre d’information quotidienne intitulée What Day is it ? (« Quel jour sommes-nous ? ») afin d’aider le lecteur à déposer des petits cailloux sur le chemin du temps qui passe et d’éviter l’isolement social.
Si la montre molle de Dali a phagocyté nos horloges internes, c’est aussi parce que la ligne de démarcation entre le professionnel et le domestique, à vrai dire déjà sacrément poreuse, a volé en éclats. Le télétravail piétine les repères spatio-temporels et les mesures de restriction, mouvantes, découragent toute velléité de se projeter sérieusement quelques semaines plus tard. Le retour du confinement, même avec des modalités différentes, suggère en outre un retour à la case départ, comme si la pandémie nous tenait prisonniers dans une boucle temporelle dont on ne pourrait s’extraire. « Ce malaise diffus tient au fait que nous restons intimement structurés par la dualité travail-vie personnelle. L’effacement des frontières que nous vivons entre en conflit avec un besoin de binarité qui demeure profondément ancré en nous », souligne la sémiologue Mariette Darrigrand.
« Avec le télétravail, les codes de présentation ont évolué dans un sens moins formel et plus diversifié », assure Jean-Marc Liduena, associé chez KPMG. Veste ouverte ou col roulé pour les hommes, ensembles moins stricts avec davantage d’accessoires et chaussures à talon plat pour les femmes, le « dress down » – « une façon de se vêtir non pas relâchée mais plus décontractée », précise le spécialiste – semble promis à devenir la nouvelle norme dans les entreprises. Y compris dans la banque et la finance, le temps de la cravate et du tailleur pourrait être révolu.
Sociotypes du désaxé temporel
Le télétravailleur désaxé. Il a progressivement reculé l’heure de son réveil, jusqu’à ne plus se lever du tout avant 17 h 30. Maintenant, au bout de huit mois de télétravail intégral, il démarre son ordi et enfile son casque (s’il ne s’est pas endormi avec) sur son lit, où subsistent à la fois les restes de son dîner, pris vers 2 heures du matin, et les miettes de son petit déj, entamé en fin d’après-midi. Une fois lancé, il arpente les 35 m2 de son appartement comme un lion en cage, smartphone en main. Ses voisins le verront gesticuler comme un damné pendant les « calls » qu’il arrive à avoir avec ses collègues avant qu’ils ne terminent leur journée de travail. A la nuit tombée, il s’arroge une pause « exercice physique » sous la forme d’un jeu de fléchettes accroché au-dessus du bureau (bureau qu’il n’a jamais utilisé comme tel). Puis il plonge dans un tunnel de PowerPoint et de dossiers urgents aussi obscurs que la rue déserte qu’il aperçoit à travers ses fenêtres.
L’obsédé de la routine. Chaque matin, à 6 h 54, il réveille toute la famille en fanfare, la fait asseoir devant les mêmes tartines grillées de pain (qu’il a acheté la veille à 19 h 23, muni de son attestation quotidienne), puis entraîne les enfants d’un ton militaire jusqu’à la douche, chaussures, manteau, et hop hop hop, à l’école. L’avantage du second confinement, c’est que les chers bambins partent vraiment – parce que, pendant le premier, les parents étaient obligés de s’autoconfiner dans leur chambre en attendant la sonnerie de la récré programmée à 10 h 25 sur le smartphone du père. La journée de l’obsédé de la routine se déroule ensuite sans accroc : installation au poste de travail – une moitié de la table de la cuisine interdite d’accès aux autres membres du foyer –, démarrage de l’ordinateur (8 h 30), traitement des sujets en cours, pause café-pipi (10 h 15-10 h 30), reprise, déjeuner en écoutant « Le Jeu des 1 000 € » et le journal (12 h 44-13 h 25), reprise, etc. Le tout jusqu’à la sortie quotidienne, dûment justifiée par une attestation autoremplie, de 18 h 30 à 19 h 30, composée d’un tour de pâté de maisons avec, parfois, un frisson de fantaisie – « Tiens, et si je prenais par la gauche ? » –, puis des courses essentielles, qui s’achèvent par la traditionnelle tradition pas trop cuite de 19 h 23, et la sensation agréable que tout est en ordre.
Le mixologue du quotidien. Il a vite senti qu’il allait s’épanouir dans cet entre-deux temporel, ce flottement permanent auquel la crise sanitaire a soumis une bonne partie de la planète. Sa tendance naturelle au mélange des genres s’est vue encouragée par le premier confinement : entre deux visios, il lançait une machine de blanc à 40°. Enhardi, il a fini par faire la vaisselle pendant la réunion de 10 h 15 (en désactivant la vidéo et le micro), pour pouvoir caser une séance de fitness à 11 h 30 en live sur Instagram. Résultat, à 18 h 50, il est charrette : heureusement, avec son smartphone waterproof, même ses bains se transforment en session de télétravail. Aujourd’hui, le mixologue coupe les oignons de la bolognaise tout en décidant des prochaines restrictions budgétaires ; il donne le biberon au petit dernier en actualisant son profil LinkedIn ; il regarde la nouvelle saison de Dix pour cent en diagonalisant le rapport RSE ; et il déshabille sa femme en arbitrant la promotion de son N-3.
Jean-Michel Normand
Le long de la rivière
Je n’ai vu aucun pont -
Ce jour est sans fin.
Masaoka Shiki
Un jour vient où, à force de raideur, plus rien n'émerveille, tout est connu, la vie se passe à recommencer.
C'est le temps de l'exil, de la vie sèche, des âmes mortes.
Pour revivre, il faut une grâce, l'oubli de soi ou une patrie.
Certains matins, au détour d'une rue, une délicieuse rosée tombe sur le cœur puis s'évapore.
Mais la fraîcheur demeure encore et c'est elle, toujours, que le cœur exige.
Il me fallut partir à nouveau.
Albert Camus, Retour à Tipasa in L’Été
Je suis entré et je t’ai vue.
Et j’ai été saisi aussitôt par l’envie furieuse, mortelle, de chasser, de détruire tous ceux qui, là, derrière moi, […]
attendaient de savoir et de voir.
Et qui allaient TE voir, comme je te voyais.
Et pourtant, je voulais aussi qu’ils te voient.
Je voulais que le monde entier sût combien tu étais,
merveilleusement, incroyablement, inimaginablement belle.
Te montrer à l’univers, le temps d’un éclair, puis m’enfermer avec toi, seul,
et te regarder pendant l’éternité.
René Barjavel, La nuit des temps
Hypertemps
qu'il n'a plus une seconde
à gagner
© Justinius Digitus, Un Tant hélas Tic