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Just a Finger : Galerie Littéraire
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11 novembre 2020

Le silence n'était ni le calme ni la quiétude. Ni la paix.

 

 

La guerre, c’est simple : c’est faire entrer un morceau de fer dans un morceau de chair
Phrase extraite de Mourir à Madrid de Frédéric Rossif, reprise dans For ever Mozart, de Jean-Luc Godard.

le-monument-aux-morts-de-trevieres

Sur les champs de glace apparaissent de froides ombres bleu foncé,
et, çà et là, les hautes arêtes de la banquise s'allument de lueurs roses,
derniers reflets du jour mourant.
En haut brillent les étoiles, éternels symboles de la paix.

Fridtjof Nansen, Vers le pôle

Les gueules cassées de la Grande Guerre1

La guerre comme écriture du corps

La guerre est l’expérience traumatisante de la dépossession de son propre corps.
Rien de plus intime que le corps mais entrer en guerre, c’est tout d’abord accepter d’entrer dans un corps autre, devenu collectif et uniforme. L’habit militaire que chaque soldat revêt est plus qu’un symbole. C’est un nouvel élément identitaire : chacun sort du corps civil pour être reversé dans le corps militaire, réifié par un matricule, un numéro de bataillon, un numéro de corps d’armée. Du pantalon couleur garance à l’uniforme gris couleur de boue puis au treillis kaki, le perfectionnement de l’habit militaire marque à chaque étape combien le corps individuel est toujours un peu plus effacé. L’individu doit se désindividualiser et se confondre avec des éléments naturels de couleur incertaine. Le corps se coiffe de métal, se hérisse de baïonnettes, trouve son prolongement obscène dans l’acier froid des armes qu’on remplit et qu’on vide à la face de l’ennemi. Mais ce corps humain et individuel effacé crie sa présence : toutes les lettres des poilus hurlent la souffrance des corps face à l’hiver, au froid, face à la boue, aux rats et aux poux, face aux déchirements de la terre sous les obus. Car la nature elle aussi est défigurée ; elle perd ses formes et ses couleurs, accouche convulsivement de visions apocalyptiques sous le matraquage incessant des bombardements. La Mère Nature devient une marâtre, la figure de Médée qui avale ses enfants, Saturne dénaturé dévorant sa progéniture. L’espace se hérisse de barbelés, se creuse de cratères, se dresse d’arbres mutilés qui tendent vers le ciel vide des moignons calcinés, des racines béantes, des souches éventrées. Et des corps individuels en charpie se hérissent de moisissures, des rats y creusent des galeries, des membres se dressent vers le même ciel, des corps eux
aussi éventrés.

Les gueules cassées de la Grande Guerre2

Face au vide qui éclate partout, le corps du soldat cherche à se remplir. La faim est une véritable obsession, l’unique réconfort. Face à la négation de la vie, aux individus scandaleusement divisés par les bombes, aux corps qui se vident de leurs boyaux, de leurs intestins, aux cadavres qui sèchent sur les barbelés ou pourrissent au fond des cratères d’obus, le corps vivant cherche à se remplir comme pour conjurer l’apocalypse.

Dès lors, le corps des mots pour dire l’horreur des corps écartelés, est lui aussi traversé par l’expérience de la guerre. Chaque élément du corps est dénaturé et l’argot dit, de façon imagée, comique ou grotesque en apparence, cette violence faite aux corps individuels, ce nouveau rapport obscène de l’homme déshumanisé au milieu d’une nature dénaturée. Comprenons que si tout se dérègle, la nature des corps et le corps même de la nature, les mots pour le dire doivent aussi se dérégler, dire la crudité de la violence et l’insupportable spectacle de ces corps hurlants et mutilés, ces “gueules cassées” qu’on ne peut recoudre, ces corps ouverts, suspendus, pourrissants, tués, enterrés et déterrés, éventrés et décapités que les bombes prennent et reprennent indéfiniment. Pour tenter d’exprimer l’épouvantable corps à corps de l’homme avec un monde déshumanisé, il faut tordre le langage, trouver des corps tordus de mots qui disent la torsion et la mise à mort de toute valeur de l’humanité.

P. Charlon Jacquier, G. Devaliere : Mallette pédagogique La Grande Guerre 

Primera-Guerra-Rostros-Desfigurados-5

Les Gueules cassées

Clemenceau ne va-t-il pas les exhiber, tels de vivants reproches, à la Conférence de la Paix de Versailles en 1919 ?
Cinq « défigurés » y assistent, spectres silencieux assis le long des murs des grands salons, en retrait de la table des négociations. Ainsi, levant les yeux de leurs grimoires diplomatiques, difficile aux signataires de s’épargner une vision exacte de la guerre.

Chaque visage ne peut plus rien exprimer d’autre :
yeux crevés, mâchoire arrachée, nez coupé, front sans rides car devenu simple crevasse,
autant faire dire à ces faces labourées ce pour quoi elles peuvent encore témoigner : l’horreur de ces combats inaugurant le xxe siècle en signifiant avec aplomb – quelles que soient les idéologies – l’asservissement de la technique aux solutions finales. Le gaz dissout, l’obus arrache, crible le sol, disloque les os que le lance-flamme achève de fondre et de carboniser. La forme humaine se désintègre, se transforme, les têtes d’hommes virent à la gargouille.

On raconte que la vue des « gueules cassées » inspire aux médecins du front une irrépressible répulsion.
Près de 15 % des blessés de 14-18 l’ont été au visage. Les brancardiers ne voient que le « trou sanglant ». À quoi bon relever ces morts-vivants ? Ils sont morts et bien morts puisqu’ils n’ont plus figure humaine. Pourquoi sauver ces débris purulents ? Il y a un tri à effectuer sur le champ de bataille, des priorités – imposées par l’absence de trêves – à apprécier sous le canon. Ils « choisissent » donc celui qui n’a plus de jambes, là, plutôt que le misérable à côté qui perd son maxillaire et n’a même plus d’yeux pour pleurer. On ramasse les gueules cassées en dernier, irrécupérables au jugé, ils sont condamnés. Puis voilà qu’on s’aperçoit qu’il est peut-être possible de les sauver – évacués sur des brouettes et incapables de retenir leur salive, ils sont baptisés « les baveux ». Réhabilités en même temps qu’acheminés dans les centres de soins, ils deviennent très vite les témoins les plus « parlants » de l’atrocité de la guerre dans la France affligée et, plus tard, le moteur de la solidarité nationale.

La construction des Gueules cassées, France Renucci 

RenéApallec Gueules Cassées 158 à 161

Que l’on songe seulement à ceci :
cette guerre, cette énorme mêlée restait monstrueusement à hauteur d’homme, à mesure d’homme.
Quelques organismes craquaient, sombraient dans l’hébétude ou la folie ; mais ni les nuits glaciales, ni les boyaux boueux où chaque pas devenait une torture, ni le tonnerre aveugle des barrages s’acharnant sur des gisants désarmés n’avaient
raison de cette prodigieuse machine à sentir, à souffrir, qu’est le corps d’un homme vivant.

Maurice Genevoix, Ceux de 14

defile_mutiles_copyright_BDIC_museum_d_histoire_contemporaine

Gueules_cass_es

Haie Westhus est emporté avec l’échine fracassée ; à chaque inspiration son poumon bat à travers la blessure.
Je puis encore lui serrer la main.
« C’est fini, Paul », gémit-il, en se mordant les bras de douleur.
Nous voyons des gens, à qui le crâne a été enlevé, continuer de vivre ; nous voyons courir des soldats dont les deux pieds ont été fauchés ; sur leurs moignons éclatés, ils se traînent en trébuchant jusqu’au prochain trou d’obus ; un soldat de première classe rampe sur ses mains pendant deux kilomètres en traînant derrière lui ses genoux brisés ; un autre se rend au poste de secours, tandis que ses entrailles coulent par-dessus ses mains qui les retiennent ; nous voyons des gens sans bouche, sans mâchoire inférieure, sans figure ; nous rencontrons quelqu’un qui, pendant deux heures, tient serrer avec les dents l’artère de son bras, pour ne point perdre tout son sang ; le soleil se lève, la nuit arrive, les obus sifflent ; la vie s’arrête.
Cependant, le petit morceau de terre déchirée où nous sommes a été conservé, malgré des forces supérieures et seules quelques centaines de mètres ont été sacrifiés. Mais, pour chaque mètre, il y a un mort.  Erich Maria Remarque, A l’ouest rien de nouveau


Le silence n'était ni le calme ni la quiétude. Ni la paix.
La voleuse de livres - Markus Zusak

laurent-tourrier 1

 

— Et le pain ? » demanda le colonel.
Ce fut la fin de ce dialogue parce que je me souviens bien qu’il a eu le temps de dire tout juste :
« Et le pain ? »
Et puis ce fut tout.
Après ça, rien que du feu et puis du bruit avec.
Mais alors un de ces bruits comme on ne croirait jamais qu’il en existe. On en a eu tellement plein les yeux, les oreilles, le nez, la bouche, tout de suite, du bruit, que je croyais bien que c’était fini ; que j’étais devenu du feu et du bruit moi-même.
Et puis non, le feu est parti, le bruit est resté longtemps dans ma tête, et puis les bras et les jambes qui tremblaient comme si quelqu’un vous les secouait de par-derrière. Ils avaient l’air de me quitter et puis ils me sont restés quand même mes membres. Dans la fumée qui piqua les yeux encore pendant longtemps, l’odeur
pointue de la poudre et du soufre nous restait comme pour tuer les punaises et les puces de la terre entière.
Tout de suite après ça, j’ai pensé au maréchal des logis Barousse qui venait d’éclater comme l’autre nous l’avait appris. C’était une bonne nouvelle. Tant mieux l que je pensais tout de suite ainsi : « C’est une bien grande charogne en moins dans le régiment ! » Il avait voulu me faire passer au Conseil pour une boîte de
conserve. « Chacun sa guerre ! » que je me dis. De ce côté-là, faut en convenir, de temps en temps, elle avait l’air de servir à quelque chose la guerre ! J’en connaissais bien encore trois ou quatre dans le régiment, de sacrés ordures que j’aurais aidés bien volontiers à trouver un obus comme Barousse.
Quant au colonel, lui, je ne lui voulais pas de mal. Lui pourtant aussi il était mort. Je ne le vis plus, tout d’abord. C’est qu’il avait été déporté sur le talus, allongé sur le flanc par l’explosion et projeté jusque dans les bras du cavalier à pied, le messager, fini lui aussi. Ils s’embrassaient tous les deux pour le moment et pour
toujours. Mais le cavalier n’avait plus sa tête, rien qu’une ouverture au-dessus du cou, avec du sang dedans qui mijotait en glouglous comme de la confiture dans la marmite. Le colonel avait son ventre ouvert, il en faisait une sale grimace. Ça avait dû lui faire du mal ce coup-là au moment où c’était arrivé. Tant pis pour lui ! S’il était parti dès les premières balles, ça ne lui serait pas arrivé.
Toutes ces viandes saignaient énormément ensemble.
Des obus éclataient encore à la droite et à la gauche de la scène.

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit

bullet head Painting by jodie Ohm zutt

[... ] Combien il est aisé d'établir une autocratie en France,
pourvu que l'on respecte certaines formes, quitte à ne respecter aucune réalité,
aucune liberté ;
comment la République, à force de se garder contre les invasions des césarismes extérieurs,
d'une manière pour ainsi dire professionnelle,
était condamnée à ne pas voir monter les intravasions du beaucoup plus dangereux césarisme intérieur...

Charles Péguy, Notre patrie

Martin DUNKELMANN Gueule cassée

La guerre, c'est le retour à l'animalité :
la faim, les poux, la boue, ce bruit infernal...
En regardant les tableaux d'autrefois, j'ai eu l'impression qu'on avait oublié un aspect de la réalité :
la laideur.

Otto Dix

Wounded Soldier drawing by Otto Dix 1916

On a beau dire
La Guerre on la paie

On a beau faire
La Paix on ne l'a guère

©   Justinius Digitus, Marche ou Trêve !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Commentaires
J
Après la guerre, l'impossible oubli -1919-1920<br /> <br /> <br /> <br /> Réalisé par Gabriel Le Bomin (93 min)<br /> <br /> <br /> <br /> La France sort meurtrie de la Première Guerre mondiale : <br /> <br /> des millions de morts et de disparus, des milliers d'invalides et de nombreux villages rayés de la carte. Vient alors le temps de la reconstruction. Comment les Français vont-ils affronter cette délicate sortie de guerre et tenter de gagner la paix ? Comment la société va-t-elle réintégrer les soldats abîmés par les tranchées ? Comment l'Etat va-t-il donner un sens au sacrifice du million et demi d'hommes morts au combat ? De l'armistice au premier hommage au soldat inconnu, le 11 novembre 1920, ce film tout en archives colorisées raconte la reconstruction d'un pays après le traumatisme de 1914-1918.<br /> <br /> <br /> <br /> https://www.france.tv/france-3/apres-la-guerre-l-impossible-oubli/1099937-1919-1920.html
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